Seuils sociaux : simplification administrative ou régression sociale ?

La simplification des formalités administratives pour les entreprises constitue une des priorités du Gouvernement. Les seuils réglementaires font partie des sujets mis à l’ordre du jour. Ils renvoient aux obligations sociales ou fiscales qui s’imposent aux entreprises en fonction de leurs tailles (11, 50 et 250 salariés) : par exemple, l’obligation d’aménager un espace de restauration collective et de mettre en place un règlement intérieur à partir de 50 salariés. Les syndicats patronaux les dénoncent régulièrement comme étant de nature à freiner la croissance des entreprises et donc l’emploi.

Un rapport de parlementaires1 « Rendre des heures aux Français, 14 mesures pour simplifier la vie des entreprises », Louis Margueritte, Alexis Izard, Philippe Bolo, Anne-Cécile Violland et Nadège Havet, février 2024. remis cette semaine au ministre de l’économie propose, outre la refonte de leurs modalités de calcul, de rehausser le seuil à partir duquel certaines obligations s’appliquent aux entreprises pour favoriser leur croissance.

En réalité, ces seuils ne constituent pas un obstacle significatif au développement des entreprises et sont surtout peu respectés par les employeurs, qui ont mis en place des stratégies de contournement. Le rehaussement de ces seuils conduit, en pratique, à remettre en cause certaines obligations des entreprises en matière de santé et de sécurité au travail au détriment des salariés de PME.

Les seuils sociaux ne sont pas un obstacle à la croissance des entreprises

Contrairement aux idées reçues, l’impact des différents seuils réglementaires est relativement faible sur la taille des entreprises. Le franchissement d’un seuil constitue un coût fixe, ce qui peut expliquer, selon les données déclarées, une concentration des entreprises aux abords immédiats des seuils : France stratégie2 Comité de suivi et d’évaluation de la loi PACTE, quatrième rapport, 2023. constate qu’en 2022, il y avait 13% d’entreprises de plus déclarant un effectif juste en-dessous (49 et 48 salariés) du seuil de 50 salariés que d’entreprises déclarant un effectif au niveau et juste au-dessus de ce seuil (50 et 51 salariés). Pourtant, ces seuils ne sont pas la cause du faible nombre d’entreprises de taille intermédiaire en France. Une estimation économétrique réalisée en 20113 L’impact des seuils de 10, 20 et 50 salariés sur la taille des entreprises françaises, Insee 2011, Nila Ceci-Renaud et Paul-Antoine Chevalier. montre qu’en l’absence de seuil dans la législation la répartition des entreprises par taille évoluerait peu : la part des entreprises en dessous de 10 salariés diminuerait de 0,4 point et celle des entreprises entre 50 et 249 salariés augmenterait de 0,06 point.

Surtout, les entreprises mettent en place des stratégies de contournement des seuils

Plutôt que d’augmenter les effectifs, les dirigeants d’entreprise peuvent favoriser la création d’un réseau de petites entreprises pour croître à travers une stratégie de filialisation. D’autres peuvent également avoir recours à la sous-traitance pour ne pas augmenter leurs effectifs.

Plus grave, une étude de l’Institut des politiques publiques (IPP) de mars 20224 Notes IPP, mars 2022, Philippe Askenazy, Thomas Breda, Flavien Moreau, Vladimir Pecheu. montrait des pratiques de sous-déclaration volontaires des effectifs pour échapper à des réglementations sociales ou fiscales. L’IPP a comparé, au niveau du seuil de 50 salariés, les déclarations fiscales des entreprises et le niveau réel des effectifs calculé à partir de données administratives5 Données de sécurité sociale DADS. . Alors que les entreprises sont beaucoup plus nombreuses à déclarer à l’administration fiscale un effectif de 49 salariés, l’IPP a constaté, en recalculant les effectif, l’absence d’un pic d’entreprises à 49 salariés et donc l’absence d’effet de seuil. Pour l’IPP, en 2006, 50 à 70% des entreprises de 30 à 70 salariés sous-déclaraient leur effectif réel.

Sous couvert de simplification, la remise en cause des seuils réglementaires conduirait à fragiliser les actions de prévention en matière de santé et de sécurité au travail

Le rapport remis au ministre de l’économie propose de relever d’un cran (de 11 à 50 salariés ou de 50 à 250 salariés) certains seuils réglementaires applicables aux entreprises.

Concrètement, cela revient à exclure des millions de salariés du champ d’application de dispositions protectrices relatives à la santé et à la sécurité au travail. Le rapport propose par exemple d’exclure les entreprises de 50 à 250 salariés des obligations de prévoir un dispositif de lanceur d’alerte ou d’établir un règlement intérieur.

Pour rappel, le règlement intérieur de l’entreprise a pour fonction de préciser les règles applicables en matière de santé et de sécurité au travail. Il doit également prévoir des dispositions en matière de prévention du harcèlement moral et sexuel et des agissements sexistes.

De même, le dispositif de lanceur d’alerte doit être obligatoirement mis en place dans les entreprises de 50 salariés et plus pour recueillir les signalements internes. Ces signalements peuvent porter sur des crimes ou des délits dont aurait connaissance un salarié. Il peut notamment s’agir de faits de harcèlement moral ou sexuel.

Ces évolutions conduiraient donc à exclure l’ensemble des salariés des PME, soit 29% du total des salariés6 Part de l’effectif salarié en ETP employée par des PME hors micro-entreprises en 2021. Insee, Les entreprises en France, édition 2023. , de mécanismes de prévention essentiels en matière de santé et de sécurité au travail. Ce constat est d’autant plus inquiétant que les PME sont surreprésentées dans certains secteurs particulièrement à risques, comme la construction7 Secteur où près de 37% des salariés sont employés par PME. Insee, données 2021, Esane. , qui représentait plus de 20% des accidents mortels en 20198 Quels sont les salariés les plus touchés par les accidents du travail en 2019 ? novembre 2022 Dares Analyses N°53 Ceren Inan. .

Ces mesures sont d’autant plus problématiques que les PME mettent moins souvent en place des mécanismes de prévention. Dans le plan pour la prévention des accidents du travail graves et mortels de 20229 Plan pour la prévention des accidents du travail graves et mortels, 2022-2025. , le ministère du travail reconnaissait que les PME, « au sein desquelles une part importante d’accidents intervient », constituaient une « cible prioritaire » car elles « ont souvent moins de ressources à consacrer à la prévention ».

Cette simplification constitue en réalité un report de charge des entreprises vers la collectivité. Les actions de prévention qui ne seront pas mises en place les PME pour réduire leurs coûts se traduiront par l’indemnisation d’arrêts de travail par la Sécurité sociale : les indemnisations d’arrêts de travail liées aux accidents de travail ont coûté plus de 2,7 milliards d’euros en 202210 Rapport annuel 2022 de l’Assurance Maladie – Risques professionnels, Éléments statistiques et financier. .

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